L’improbable histoire de la Maison de l’Artemisia

Article de Lucile Cornet-Vernet lcv@maison-artemisia.org
paru dans la revue Ethnopharmacologia, n°69, 2023/2
Dossier spécial « Artemisia, une solution complémentaire contre le paludisme ? »

RÉSUMÉ

En 2012, je découvre l’Artemisia en écoutant Alexandre Poussin raconter sa guérison d’un accès palustre grâce à une tisane d’Artemisia donnée par une femme médecin dans un dispensaire éthiopien. Surprise, je lis toute la bibliographie sur Artemisia annua. Puis j’entre en contact avec ceux qui s’intéressent à cette plante, chercheurs comme ONG. Ils me disent tous qu’elle est efficace sur le terrain mais ne trouvent aucun financement pour faire les études cliniques requises pour la valider comme traitement.

Comment faire émerger cette solution locale, accessible et potentiellement efficace ? Nous créons une petite ONG et commençons par financer la recherche sur les semences pour adapter cette plante chinoise à l’Afrique. Puis nous organisons des formations dans des structures intéressées par sa culture.
Nos deux missions vont accélérer les recherches sur la tisane d’Artemisia et en promouvoir la production de façon organisée dans les pays impaludés grâce aux Maisons de l’Artemisia, pôles de compétences pluridisciplinaires locaux agissant selon une charte éthique.

Aujourd’hui, nous avons près de 130 Maisons dans 27 pays, surtout en Afrique. Des hommes et des femmes ont ainsi l’espoir de vaincre par eux-mêmes une des maladies les plus meurtrières au monde, qui injustement fauche leur famille. Nos actions depuis 10 ans ont convaincu des paludologues d’étudier ce traitement traditionnel selon les normes internationales. Dans notre monde promis à des bouleversements majeurs, il est temps de prendre au sérieux les solutions simples à la portée de tous.

Mots-clés : Artemisia annua, Artemisia afra, Maison de l’Artemisia, paludisme

Lucile Cornet-Vernet
lcv@maison-artemisia.org

TOUT COMMENCE PAR UNE RENCONTRE, COMME SI SOUVENT DANS LA VIE

Il y a 15 ans dans l’écrin enchanteur de la Ferme du Bec Hellouin, haut lieu de la permaculture en France, je fais la connaissance de Sonia et Alexandre Poussin. Aventuriers des temps modernes, ils viennent d’effectuer un incroyable périple à pied pendant trois ans le long du rift, du Cap en Afrique du Sud jusqu’en Israël, raconté de façon truculente dans leur bestseller « Africa Trek ». Un matin d’août 2012 à l’île d’Yeu, nous retrouvons nos amis Poussin et mon fils Eloi (13 ans) commence une discussion étonnante avec Alexandre au sujet d’une étrange anecdote extraite du livre.

L’action se déroule en Éthiopie et je réalise qu’Alexandre a erré fiévreux et délirant pendant plusieurs jours en brousse avant d’atterrir in extremis dans un petit dispensaire. Ramassé le long d’une piste par une âme charitable, il est pris en charge par une religieuse dans un dispensaire. Elle lui annonce que le test sanguin confirme un accès palustre du type falciparum, donc potentiellement grave mais, elle n’a plus aucun médicament en stock pour le soigner. Alexandre nous raconte avoir regardé autour de lui les murs de ce misérable dispensaire et se dire que malheureusement sa vie allait s’arrêter là. Mais c’était sans compter sur l’ingéniosité de cette incroyable soeur américaine, médecin de surcroît. Elle lui annonce qu’elle fait pousser une plante d’origine chinoise derrière le dispensaire et que cette plante soigne la malaria. Et voilà Alexandre avalant des litres de tisane pendant plusieurs jours, même si au bout de 48 heures, il se sent déjà comme neuf.

Je suis moi-même chirurgien-dentiste spécialisée en orthopédie dento-faciale, avec un master de sciences biologiques et médicales. J’aime beaucoup les plantes mais, à ce stade de l’histoire, toute ma raison me lui fait dire : « Tu n’avais pas le palu, c’est tout ! C’est impossible qu’une plante en tisane soigne le palu. Si c’était vrai, le palu n’existerait plus ! ».

Quelle histoire ! J’ouvre donc mon ordinateur et tape Artemisia annua dans PubMed. Résultat : plus de 800 publications. Pendant 6 mois, je les lis une à une et les classe. Je vais de surprise en surprise car tant de domaines sont balayés par cette plante. Alexandre me met en contact avec des médecins, pharmaciens, chimistes passionnés par cette plante depuis des années. Ils ont pour certains fondé des ONG pour aider les Africains à la cultiver. Mais ils sont tous un peu traumatisés car l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) vient d’interdire l’usage de l’Artemisia annua sous forme de tisane, poudre... et ne recommande que les ACT (Artemisinin based Combination Therapy) en traitement de première ligne du paludisme simple.

Artemisia annua est une plante herbacée à la tige unique dressée en forme de pyramide comme sa feuille

DE L’ÎLE D’YEU À L’AFRIQUE

Je pars pour la première fois au Sénégal rencontrer des chercheurs, tradipraticiens, agronomes, intéressés par cette armoise annuelle comme solution thérapeutique accessible. Ils me disent tous qu’elle est efficace pour leur famille, collègues, villages… Je continue mes recherches en 2013 car je veux comprendre où est le problème. Et peu à peu, j’entre dans l’abîme qui sépare notre médecine conventionnelle de la médecine traditionnelle.

• Abîme qu’est l’impossibilité de trouver des fonds pour une solution thérapeutique qui ne permettra pas de retour sur investissement
• Abîme du manque de moyens de la recherche africaine pour faire les études requises selon les standards internationaux
• Abîme de la peur des chercheurs de perdre toute crédibilité professionnelle s’ils s’engagent à travailler sur une plante médicinale
• Abîme qu’est la complexité de travailler sur une plante constituée de centaines de molécules dont les concentrations varient en fonction de tout : ensoleillement, apport d’eau, sol, heure de la journée, moment de la récolte, technique de séchage, de conservation etc... Une plante n’est jamais standardisée alors que nos médicaments le sont tous
• Abîme qu’est la complexité du paludisme et de son traitement, de cette maladie parasitaire vectorielle qui vient à bout de toutes les molécules qu’on lui assène décennie après décennie.

Mais surtout abîme de l’impact que cette maladie a sur la vie des gens. On parle toujours du nombre de morts et du fait que ce sont surtout les enfants africains de moins de 5 ans qui en meurent (OMS, 2022). Mais qu’en est-il des enfants de plus de 5 ans souffrant d’accès palustres à répétition et manquant l’école pendant des semaines chaque année ? Qu’en est-il des femmes enceintes qui tombent souvent malades, ne peuvent plus s’occuper de leur maisonnée et accouchent de bébés trop petits ? Qu’en est-il du tribut que donne chaque année les familles pour se soigner ? C’est digne d’un impôt non progressif, une sorte de TVA Palu. En effet, pour une famille pauvre d’Afrique subsaharienne, le paludisme coûte jusqu’à 1/4 de ses revenus par an (Banque Mondiale). Je l’ai vérifié maintes fois sur le terrain. Il suffit de poser la question aux mamans car ce sont elles qui gèrent ce fléau pour la maisonnée. Parfois elles doivent choisir entre l’inscription à l’école ou soigner un enfant à l’hôpital.

Les fameux chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon l’OMS, chaque année en Afrique, environ 250 millions de personnes sont malades du paludisme. Selon la Banque Mondiale, il coûte jusqu’à 1,3 point de croissance aux pays les plus impaludés, représente 1/3 des causes d’absentéisme à l’école ou au travail, et plus de 50% du budget des ministères de la santé de ces pays.

Je tombe donc dans un abîme de perplexité : une solution locale, accessible et potentiellement très efficace existe mais est quasiment impossible à faire émerger.

UNE NOUVELLE RENCONTRE DÉTERMINANTE ET CRÉATION D’UNE PETITE ONG

À ce point de l’histoire, je rencontre le Pr Guy Mergeai, professeur d’agroécologie tropicale à la faculté de Gembloux de l’Université de Liège en Belgique. J’avais vu ses essais de culture sur une sélection de semences d’Artemisia annua à Thiès au Sénégal. Sans bonnes semences, germinatives, on ne fera rien du tout avec cette plante en Afrique.

Avec Alexandre et quelques amis, nous décidons de créer une petite ONG pour porter ce sujet. Nous comprenons rapidement que tout commencera par la recherche agronomique. L’Artemisia annua vient de Chine, des hauts plateaux du Sichuan, n’ayant rien à voir avec la zone intertropicale impaludée africaine. Les premiers fonds récoltés financeront le laboratoire de Guy. Il commence par faire une sélection massale à partir de plants d’origines très variées, les croise pour obtenir quelques années plus tard un écotype qui se comporte bien dans cette région semi-aride du Sénégal. Nous finançons le premier essai en grande culture sur les terres gérées par l’entreprise sociale Le Relais, mais contrôlé par Guy Mergeai et son équipe sénégalaise. Une association de Guediawaye (banlieue souvent inondée de Dakar) récupère et distribue la tisane autour d’elle. C’est de cette première expérience d’action conjointe, entre plusieurs acteurs de terrain et nous, qu’est née l’idée de la Maison de l’Artemisia.

L’itinéraire technique agronomique étant maîtrisé, nous possèdons des semences de bonne qualité et nous pouvons commencer à imaginer s’étendre sur le continent. Le « comment faire » ne me submerge pas longtemps. J’ai pas mal tricoté adolescente et je sais que c’est maille après maille qu’on réalise un pull. Donc, je saisis chaque occasion qui se présente, comme lorsqu’on doit dévider une pelote, on commence par prendre le petit bout de fil qui dépasse.

La première formation à la culture et à la thérapeutique par la tisane d’Artemisia a donc lieu à Ouagadougou au Burkina Faso. Elle est donnée par un médecin de notre association qui a beaucoup travaillé en pays tropical et qui habite … à l’île d’Yeu, le Dr Philippe Andrieux. Il y cultive depuis longtemps l’Artemisia annua et l’emporte avec un succès agronomique mitigé en pays Dogon pour l’installer dans les périmètres des cultures maraîchères. Les nouvelles semences sont les bienvenues. Des responsables de structures d’église du Bénin et du Togo viennent aussi suivre cette formation et rapidement, je me rends dans ces pays pour y nouer des partenariats avec les structures intéressées par la culture.

Au même moment, nous apprenons par plusieurs personnes l’existence d’une espèce d’Armoise endémique d’Afrique de l’Est et du Sud, utilisée par les tradipraticiens pour soigner le paludisme. Il s’agit d’un buisson vivace : Artemisia afra. Je récupère des semences et des essais culturaux dirigés par le Pr Guy Mergeai commencent à Thiès et à Gembloux. Cette plante est très utilisée en Afrique du Sud, elle ne contient pas d’artemisinine et ne doit pas se replanter chaque année. Elle nous intéresse donc au plus haut point.

Depuis longtemps, je suis fascinée par l’entreprenariat social, certains de mes amis y sont très investis, et n’ai jamais adhéré à la finalité uniquement financière d’une entreprise. Je suis persuadée qu’elle doit avoir d’autres buts, notamment aider la société à être plus juste et plus humaine. L’entreprenariat social permet aussi aux structures d’être pérennes et autonomes et je sens bien que notre histoire de Maisons de l’Artemisia va dans ce sens-là.

L’ORGANISATION SE STRUCTURE

Notre association française grandit rapidement et des personnes ressources dans tous les domaines indispensables nous rejoignent. Les premières fondations et fonds de dotation se lancent aussi dans l’aventure et commencent à nous financer.
Nos statuts évoluent et deviennent ce que nous sommes encore aujourd’hui : une ONG à but humanitaire permettant la meilleure connaissance et la promotion de plantes médicinales en favorisant le développement micro-économique.

Nous nous donnons 2 missions pour commencer :

• accélérer les recherches sur la tisane d’Artemisia annua et d’Artemisia afra
• encadrer et augmenter la production d’Artemisia de façon raisonnée et organisée dans les pays impaludés grâce aux Maisons de l’Artemisia, pôles de compétences pluridisciplinaires locaux agissant selon une charte éthique (écologiquement, économiquement et socialement responsables).

Les Maisons de l’Artemisia organisent :

• des filières, de la culture à la distribution, selon les principes de l’économie sociale et solidaire
• des formations agronomiques et médicales selon les données acquises de la science
• la sensibilisation des populations vulnérables et éloignées des centres de santé
• un plaidoyer auprès des autorités locales et nationales.

Notre charte est simple et efficace. Elle est le fondement de ce qui nous lie les uns aux autres.

La charte éthique des Maisons de l’Artemisia

« En tant que membre du réseau de La Maison de l’Artemisia et membre d’une Maison de l’Artemisia locale, je m’engage à :
1. Cultiver l’Artemisia de façon écologiquement responsable, en agriculture biologique et sans gaspillage d’eau
2. Respecter les normes d’hygiène et de qualité préconisées lors de la multiplication, de la culture, de la récolte, du séchage, de la transformation, du conditionnement, de la conservation et de la distribution de l’Artemisia
3. Partager équitablement la valeur ajoutée : rémunérer de façon juste les agriculteurs, les transformateurs, les distributeurs, les formateurs, les promoteurs et participer aux frais de fonctionnement de la Maison de l’Artemisia de rattachement
4. Favoriser l’accessibilité physique et financière du traitement au plus grand nombre et notamment aux plus démunis, en respectant le prix maximum fixé dans chaque pays et en participant aux campagnes de sensibilisation
5. Harmoniser notre communication tant en direction des publics cibles que des institutions concernées. Afficher le logo de La Maison de l’Artemisia sur tous les documents et produits assurant ainsi la visibilité du réseau. L’usage du logo de La Maison de l’Artemisia sur de nouveaux documents nécessite l’autorisation préalable de la Maison de l’Artemisia concernée (France ou pays)
6. Partager nos connaissances, nos semences, nos savoir-faire (agronomique, technique, institutionnel, …) et nos expériences (agronomique, médicale, …) grâce aux outils collaboratifs mis en place par le réseau. Il est de notre devoir de remonter à La Maison de l’Artemisia (France) toute information relative à la pharmacovigilance (cas d’échecs thérapeutiques, effets indésirables, synergies médicamenteuses, essais de nouvelles formes galéniques, recueil de données médicales et de témoignages, …)
7. Développer une offre de formation harmonisée et accessible pour contribuer à l’essaimage de l’Artemisia et à son utilisation raisonnée
8. Contribuer à la connaissance et à l’amélioration continue des activités du réseau en répondant dans les délais aux questionnaires et enquêtes qui seront adressés
9. Permettre la mise en oeuvre et le contrôle de tous les principes dont La Maison de l’Artemisia est garante. En particulier, veiller à ce que tous les acteurs faisant la promotion de l’Artemisia le fassent dans le respect des indications et posologies médicales validées par La Maison de l’Artemisia (France). »

Une fois les premières Maisons ouvertes selon un modèle clair, elles se démultiplient rapidement et franchissent les frontières. Des groupes WhatsApp se créent de façon fractale, regroupant les personnes d’une même Maison, les responsables d’un pays, les responsables de tous les pays et les responsables par domaine. Aujourd’hui on en recense plusieurs centaines, qui sont à la fois les systèmes vasculaires et nerveux de ce vaste réseau. Petit à petit nous prenons tous conscience de faire partie d’un tout vivant façon organique. Nous nous développons de façon virale, pouvant intégrer n’importe quelle structure pourvue qu’elle soit en ligne avec notre charte. La Maison de l’Artemisia France devient support de cette croissance au niveau financier en étant un simple kick starter et aussi au niveau technique en produisant des documents de synthèse des meilleures pratiques expérimentées dans le réseau et partagées en temps réel. Le travail collaboratif devient la norme, source de créativité, d’efficacité et de joie.

Tout évolue en permanence, l’intégration de Maisons de pays extrêmement différents enrichit tout le monde, un sentiment d’appartenance à une communauté naît et fait naître à son tour une solidarité, une fraternité. Celle-ci se révèle indispensable pour franchir des épreuves comme furent l’épidémie de Covid-19, ou des attaques personnelles graves envers des membres du réseau.

UN RÉSEAU DE 130 MAISONS DANS 27 PAYS

Depuis 8 ans, la vie des Maisons de l’Artemisia n’est pas un long fleuve tranquille, certains nous ont quittés pour non-respect de la charte ou sont décédés, d’autres sont devenus des références de Social Business dans leur pays, certaines Maisons connaissent des hauts et des bas, d’autres encore se sont développées au sein d’entités plus importantes… Bref, chacune mène sa vie, a sa spécialité, son caractère et ensemble nous formons un tout.

Des milliers de personnes ont été formées à la culture, des centaines de milliers d’autres ont été sensibilisées, voire des millions si on compte ceux qui l’ont été par les écrans. Des centaines de tonnes d’Artemisia ont été produites dans tous ces pays, pour des millions de traitements délivrés.

Cette marée verte monte inexorablement, fait pression sur les systèmes de Santé Publique locaux, nationaux et internationaux et aide ainsi les chercheurs à avoir les subsides nécessaires à poursuivre les recherches.

UNE NOUVELLE RENCONTRE DÉCISIVE

En 2015, je rencontre le chercheur et médecin congolais Jérôme Munyangi à Paris. Le tam-tam de l’Artemisia le pousse à franchir la porte de mon cabinet. Il fait une maîtrise de biologie synthétique et est très intéressé par cette histoire d’Artemisia. En effet, son pays, la République Démocratique du Congo (RDC) est l’un des 3 pays les plus impaludés du monde. Ce pays a la taille d’un continent dont le réseau routier est dans un état pitoyable pénalisant dramatiquement l’acheminement des médicaments sur les derniers kilomètres (on pourrait même dire « sur les dernières dizaines de kilomètres »). Pour noircir un peu plus le tableau, ce pays est une plaque tournante des médicaments falsifiés pour l’Afrique centrale, véritable cancer qui ronge la société africaine et roulette russe pour les patients qui ne savent pas si leur médicament aura une quelconque efficacité. Les médicaments les plus falsifiés sont les antipaludiques provoquant la mort de centaines de milliers de personnes chaque année, dans l’indifférence quasi générale. Face à tous ces faux médicaments, un médicament anti-palu cultivable localement, gratuitement et efficace est une opportunité à saisir. À condition d’atteindre le Graal, c’est-à-dire à prouver l’efficacité du traitement avec un essai clinique randomisé en double aveugle sur un échantillon significatif de patients.

Chiche de le faire ! Jérôme obtient une autorisation de recherche du ministère de la Recherche de RDC. Il a déjà collaboré à des essais près de chez lui, au Maniema, et se sent l’énergie de porter cela.

Moi, néophyte naïve mais enthousiaste, je lui promets de faire le maximum pour trouver les financements. Le protocole est rédigé et revu par des pairs. Les coûts sont calculés, au prix africain. Jérôme mobilise son important réseau médical sur place. Et de mon côté je cherche et trouve les financements venant tous d’entrepreneurs qui savent ce que c’est que le risque ! En juillet 2015, Jérôme s’envole pour Kinshasa. L’histoire de cet essai est tellement rocambolesque qu’elle intéresse un réalisateur de documentaires, Bernard Crutzen.

UN PREMIER ESSAI CLINIQUE, MALARIA BUSINESS... L’HISTOIRE PREND DE L’AMPLEUR

En 2017, pour réaliser « Malaria Business », nous ouvrons les portes de notre réseau à Bernard Crutzen qui part enquêter à Madagascar, au Sénégal et en RDC. À Kinshasa, Jérôme obtient donc les autorisations du Comité d’Éthique, le soutien d’éminents professeurs et celui du chef des tradipraticiens du Maniema où se réalisera l’essai clinique. Cette rencontre est déterminante car la phytothérapie est l’apanage des tradipraticiens. Il est fondamental pour Jérôme, et pour nous, de travailler en bonne intelligence avec eux tant leur poids est important dans cette société traditionnelle. Pendant tout l’essai, et encore maintenant, l’appui des tradipraticiens est sans faille, soigner par les plantes est leur domaine d’expertise.
L’essai va porter sur environ mille patients de plus de 5 ans répartis sur 5 petits dispensaires autour de Lubile et de Kalima en RDC. Il est finalement très complexe (un peu trop !) car il s’agit en fait de 2 essais cliniques en 1. En effet, de nombreux témoignages faisaient état de la guérison simultanée de la schistosomiase et de l’accès palustre des patients co-infectés. Ainsi, plus de 1.250 patients vont être enrôlés, dont 400 co-infectés traités par la tisane d’Artemisia annua ou afra. La population et tous les relais possibles (radios, lieux de culte …) sont très mobilisés pour la réussite de cet essai. Mais patatras, le médecin chef de zone arrête une première fois l’essai, il voulait juste recevoir son tribut… Il repart puis repatatras, Jérôme est empoisonné. C’est une pratique très courante dans cette partie du monde pour supprimer les gêneurs. Il en ressort avec un ulcère à l’estomac qui le fera longtemps souffrir. Et pour terminer dans les catastrophes, son ordinateur est volé à la fin de l’essai. Il contient toutes les données collectées. Heureusement que tout est noté sur papier dans les dispensaires, aucune sauvegarde par internet n’étant possible. Une nouvelle collecte des données est effectuée par des personnes indépendantes, membres du PNLP (Plan National de Lutte contre le Paludisme).

Les résultats très encourageants de ces essais sont finalement publiés fin 2018 grâce au Pr Pamela Weathers (Munyangi et al., 2018) qui les trouve intéressants malgré les faiblesses du design, du monitoring et de nombreux détails pratiques mal effectués. Ce n’est pas du tout l’essai clinique de rêve, mais notre but est d’informer la communauté scientifique de ce que nous avons fait, de braquer le projecteur sur cette thérapeutique qui peut être complémentaire des ACT dans des zones mal et peu achalandées.

La combinaison du battage médiatique intense autour du documentaire multi primé « Malaria Business » et de la sortie des publications est explosive pour les instances de Santé publique françaises et internationales. Le documentaire, après avoir été diffusé sur France Ô et la RTBF, est repris en version courte sur France 24 en 4 langues dans 70 pays. Des articles sortent dans de nombreux journaux dont un très beau dossier dans Le Monde (Rahmani, 2018). Nous organisons avec l’aide de Cédric Villani et Juliette Binoche, la voix Off du documentaire, une projection à l’Assemblée Nationale suivie d’un débat constructif. Parallèlement, l’Académie de Médecine, par la plume du Pr Martin Danis, publie un communiqué cinglant fustigeant nos actions, l’étude et le battage médiatique. Pour terminer l’année 2018, l’OMS publie un dossier avec une revue bibliographique qui encore une fois ne recommande l’utilisation ni d’Artemisia annua ni d’Artemisia afra en totum. Ce qui me navre alors dans ce texte c’est de constater que les auteurs ne peuvent envisager autre chose d’autre que l’activité de l’Artemisinine dans ces tisanes ; la doxa demeure donc « une molécule contre une maladie ».

Et pourtant… Depuis le début, nous nous intéressons aussi à cette autre Artemisia : l’Artemisia afra, efficace contre le paludisme en préventif comme en curatif. Elle ne contient pas ou juste des traces d’artemisinine. Quelle est donc la molécule de cette plante qui guérit le paludisme ? La professeure Pamela Weathers est convaincue que la clé se trouve dans la combinaison de plusieurs molécules. Frank Van der Kooy, un des chercheurs sud-africain qui a le plus travaillé sur l’afra pense de même.

Pendant cette difficile année 2019, j’ai la joie d’entrer en contact avec des chercheurs français experts du paludisme : Pr Dominique Mazier, Pr Michel Cot et Dr Jean-Christophe Barale. Ils sont intéressés par notre Artemisia et organisent une table ronde sur ce sujet à l’ITMO I3M de l’AVIESAN le 12 juin 2019. Le modérateur est le Pr Yazdan Yazdanpanah. La Pr Pamela Weathers vient spécialement des USA pour nous soutenir. Elle explique brillamment devant un parterre de chercheurs travaillant sur le paludisme comment les plantes combattent les bioagresseurs et en particulier les parasites. Elle explique comment Artemisia annua emmagasine dans ses trichomes (poches sous les feuilles) des molécules qu’elle a synthétisées, inventées, comme l’artemisinine, et qu’elle dégaine contre ses agresseurs. Et nous, en mangeant les plantes, nous ingérons ces molécules incroyables qui nous servent aussi à combattre nos propres agresseurs. Voici pourquoi 70% de nos médicaments viennent des plantes, véritables usines à molécules chimiques médicamenteuses. A la fin de la table ronde, il est acté qu’une sorte de consortium se crée pour répondre aux questions importantes de l’OMS concernant Artemisia annua et Artemisia afra en totum contre le paludisme.

La première question est le risque d’induire une résistance à l’artemisinine si les gens boivent très souvent des tisanes d’Artemisia annua. La seconde est la qualité et la quantité des études qui ne sont pas suffisantes. La troisième est le dosage de ces tisanes et donc le problème de standardisation du traitement. Et au final un problème semble essentiel : comment faire avec un produit qui soigne une maladie mortelle et qui pousse dans le jardin des gens ?

Toutes ces questions tournent dans ma tête des nuits entières, des semaines et des années… Est-ce possible que les pouvoirs publics puissent un jour mettre de l’argent sur la table pour étudier quelque chose d’aussi simple qu’une tisane ? Trop simple sans doute …

Je laisse donc là les chercheurs chercher, persuadée que cette partie est maintenant dans les mains de ceux qui peuvent le mieux faire avancer les choses.

Le réseau des Maisons de l’Artemisia grandit toujours, et naissent les premières Maisons nationales, rassemblements des Maisons d’un même pays et de personnes engagées à leur côté. Ils ont ainsi un poids plus important, peuvent organiser la filière Artemisia dans leur pays, faire du plaidoyer et demander les Autorisations de Mise sur le Marché (AMM). Nous avons maintenant une certaine notoriété dans les pays et même une image d’acteur sérieux. Toutes nos règles comme « pas de semences sans formation », « la même étiquette pour tous et aux normes OMS pour la phytothérapie », « pas de mélanges de plantes » commencent à payer.

Au Bénin, pays pionnier pour nous, l’Artemisia est en vente partout. Une étude clinique avait même été menée en 2015 à l’Université d’Abomey Calavi en partenariat avec l’Université de Liège (Zime-Diawara et al., 2015). L’essai clinique a porté sur 108 patients symptomatiques de plus de 10 ans qui ont pris 1 litre de tisane d’Artemisia annua dosée à 12 g/l pendant 7 jours, moitié dose pour les enfants de 10 à 13 ans. La clairance parasitaire a été obtenue à J2, bonne tolérance avec peu d’effets secondaires, et bonne tolérance biologique. A 14 puis 28 jours, l’efficacité thérapeutique était toujours de 100%. Les autorités sanitaires connaissent donc bien la plante et sont conciliantes. Un nouveau directeur de la Santé est nommé en pleine crise Covid et prend la décision en septembre 2020 de suspendre la commercialisation de l’Artemisia au Bénin. Coup de tonnerre pour toute la filière !

Heureusement, une demande d’autorisation avait été déposée en bonne et due forme en juillet de la même année et en mars 2021, deux AMM pour les tisanes d’Artemisia annua et d’Artemisia afra sont attribuées par le ministère de la Santé. Comment est-ce possible qu’ils aillent contre l’avis de l’OMS ? « Chaque pays est souverain dans sa politique de santé publique » … C’est ce qui m’est dit à chaque fois lorsque je rencontre un ministre de la Santé africain. La médecine traditionnelle est présente au sein des ministères de la Santé. Elle est aussi très utilisée par la population qui y a recours 8 fois sur 10 en première intention pour le traitement d’une pathologie (WHO, 2013).

L’ARTEMISIA SE RETROUVE SOUS LE FEU DE L’ACTUALITÉ AVEC LE COVID

La tempête Covid commence à souffler sur le monde en ce début 2020. Chacun en France commence à ressentir ce que représente le risque d’être contaminé par une maladie potentiellement mortelle. Je me plonge dans la bibliographie et découvre qu’Artemisia annua fut utilisée en Chine pour combattre le SRAS en 2003. Par une médecin éthiopienne qui a fait ses études en Chine, j’entre en contact avec des médecins chinois. Ils me confirment qu’ils utilisent bien Artemisia annua en Chine contre le SARS-CoV-2 dans les cas modérés et sévères. C’est même recommandé officiellement par le ministère de la Santé chinois. Je passe mes nuits à converser avec eux, nous sommes en février 2020.

L’impensable confinement arrive. Je ferme mon cabinet d’orthodontie en 48h et me retrouve chez moi avec une flopée d’étudiants, amis de mes fils, venus se confiner chez nous dans la forêt. Tout le réseau des Maisons de l’Artemisia est très inquiet de ce que ce virus va provoquer en déferlant sur l’Afrique. En fait, nous sommes terrorisés par la catastrophe qui semble s’annoncer.

Je lis tout ce qui se pré-publie sur le Covid-19 et les plantes dans l’espoir d’y trouver une aide pour mes amis africains. Un matin, sur les smartphones de ma petite troupe d’étudiants à Polytechnique tombe une demande peu banale de l’Armée. Pour contribuer à l’effort contre l’épidémie, on leur propose de chercher de nouveaux moyens de la ralentir. Les idées sont à envoyer à leur École et seront transmises à l’Armée.

Je propose que chacun expose ses idées et lorsqu’arrive mon tour, je leur parle d’Artemisia, de mes nuits à communiquer avec les médecins chinois et de l’intérêt qu’il y aurait à faire un essai clinique randomisé sur des soignants hospitaliers en France qui prendraient de l’Artemisia annua pour voir si cela les protège plus que ceux qui n’en prennent pas. Ainsi, s’il y a une différence significative, la tisane pourrait protéger les plus faibles (et le personnel soignant) en France mais aussi en Afrique. On met aux votes la meilleure idée à travailler ensemble, et la mienne remporte les suffrages. Un hackathon a commencé, nuit et jour ils travaillent, écrivent le rationnel et un design basique d’essai clinique. Il est envoyé dans les temps … puis refusé. Leur hiérarchie se demande même comment ils ont eu cette idée saugrenue de tisane. Au cours des années 2020-2021, des publications Artemisia/Covid sortent où je lis quasiment mot à mot le rationnel qu’ils ont écrit et leurs hypothèses finalement démontrées.

Il semble impossible de réaliser cet essai en France, nous décidons donc d’envoyer ce document à tous les ministres de la Santé africains en leur disant qu’il y a de l’Artemisia sur le continent africain, et que les Maisons de l’Artemisia sont à leur disposition. A Madagascar, il y a une entreprise (Bionexx) qui en produit environ 1000 tonnes/an pour en extraire l’Artemisinine. La suite, vous la connaissez sans doute avec la production par le Chef de l’état malgache de son CovidOrganics sans avoir réalisé d’essai préalable. Nous observons médusés ce qu’il fait, le buzz mondial qu’il provoque, au moins tout le monde connaît le nom Artemisia annua !
Le positif de l’invraisemblable histoire malgache c’est que les journalistes présentent toujours cette plante en disant qu’elle est efficace contre le paludisme. Mais le négatif réside en l’absence d’assise scientifique de ce traitement qui a provoqué un manque de chance pour la population malgache et un dénigrement massif de la tisane.

En France, le monde de l’infectiologie est à feu et à sang, l’Artemisia annua et notre essai clinique « de brousse » réalisé en RDC se retrouvent fortement mis à partie. Malgré toutes les réponses que nous donnons pour expliquer ses faiblesses, les partisans de la « parfaite » science ont raison du directeur de la publication de Phytomedicine, Pr Thomas Efferth, qui a rétracté l’article en deux temps trois mouvements. Il a suffi de trois tweets. Incroyable ! Nouveau séisme dans le petit monde de l’Artemisia…

Heureusement, l’équipe du Pr Mazier publie fin 2021 son étude qui montre l’activité antiplasmodiale au stade hépatique des tisanes d’Artemisia annua et afra (Ashraf et al., 2021). Son équipe montre que cette activité n’est pas artemisinine-dépendante. D’autres équipes travaillent sur les autres stades du plasmodium et leurs résultats sont en cours de publication.

Dans notre veille, nous nous rendons compte à quel point ces plantes attirent de plus en plus de chercheurs. Les champs d’investigation sont très étendus, ils vont du champ médical pour de nombreuses pathologies, aux champs vétérinaire et agronomique.

Dans les Maisons de l’Artemisia, nous avons commencé à recommander l’ingestion d’Artemisia par les poules comme anti-coccidiose et la plantation d’Artemisia afra autour des maisons ou écoles pour son effet fortement répulsif.
Cela nous a amené à reconsidérer ces plantes comme bienfaitrices pour l’ensemble de l’écosystème d’un village dans une idée de Santé Globale.

Nous avons rassemblé tous ces bienfaits dans le schéma suivant et la bibliographie est sur notre site (www.maison-artemisia.org).

EN CONCLUSION L’HISTOIRE N’EST PAS TERMINÉE

Aujourd’hui, nous continuons de créer de nouvelles Maisons de l’Artemisia dans de nouveaux pays, sur de nouveaux continents. Elles permettent à de nombreuses communautés de prendre leur santé en main, d’être actrices de changement sans subir la fatalité.

On retrouve maintenant l’Artemisia dans certains endroits les plus reculés d’Afrique comme dans des prisons, des orphelinats, des lèproseries, des écoles, des bidonvilles et des milliers de jardins de case. Des hommes et des femmes ont aujourd’hui l’espoir de vaincre par eux-mêmes un des plus lourd fardeau qui fauche injustement leur famille. La recherche prouvera, nous l’espérons bientôt, ce qu’il se passe sur le terrain et affinera les indications, contre-indications, posologie etc…

Dans notre monde promis à des bouleversements majeurs, il est temps de prendre au sérieux les solutions simples à la portée de tous.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Mis en ligne par La vie re-belle
 21/03/2024
 https://lavierebelle.org/l-improbable-histoire-de-la-maison